Camping

Je lève un instant les yeux de mon travail. Il n'y a pas à dire, je dois passer plus de temps à la bibliothèque que dans la salle commune. Mais au moins, je fais tellement partie des murs que j'ai ma place dans mon coin, et les habitués en ont tellement assez que je m'étale chez eux qu'ils laissent automatiquement un périmètre de sécurité d'un siège ou deux parce que je termine toujours avec une montagne de livres qui s'empilent tel un mur d'enceinte autour de moi. Et aujourd'hui, je ne fais pas exception. J'ai rassemblé absolument tout ce que la bibliothèque possède sur les runes, et odala en particulier. Rien de tel qu'un exposé à faire en runes pour que j'oublie toute notion du temps.

J'entre dans la bibliothèque pour trouver le cinquième volume de... Histoire des guerres entre gobelins... Bon sang que c'est chiant! Je veux dire, ils nous demandent cinq parchemins là dessus mais le tout se résume en une phrase: "c'est une énième guerre entre gobelins, sanglante et sordide, dont on ne comprend ni les raisons ni l'issue". Point, et c'est fini! Je remarque que quelqu'un est déjà là. Je n'ai pas du tout envie d'être seul face aux 500pages de gobelins, je m'installe à côté d'elle.

-Salut, moi c'est Adriel, et toi?

Tout pour repousser l'ultimatum des gobelins, surtout si c'est une jolie fille.

Un peu au radar, je lève le nez de mon énorme volume, la plume en suspend au dessus de mon parchemin. La bibliothèque aurait pu s'effondrer que je ne m'en serais pas aperçue, alors trouver quelqu'un d'assis près de moi, ça me fait comme un choc. Aussi spontanément que ça me vient, je répond à moitié hésitante.

- Heu, Nimue. Ravi de te rencontrer Adriel. Tu viens souvent ?

Mais qu'est-ce que je raconte? D'accord, trouver quelqu'un ici, c'est surprenant, mais les chaises sont faites pour s'asseoir. Un peu confuse, je baisse le nez sur mon volume en gaël. Mince ! Je lui ai parlé en "irlandais" comme disent les autres à qui ça arrive. Sortie de mon livre, je n'a même pas pris la peine de parler dans la bonne langue. Je relève la tête, confuse, probablement rouge de honte parce qu'en général, les gens pensent que c'est une marque de snobisme.

- Désolée, vraiment. Je disais, je m'appelle Nimue. Enchantée. Ca fait tout drôle de voir du monde. Vraiment désolée, tu m'as un peu prise de cours.

Je souris:

-J'avais compris. Comme ça tu es irlandaise! Je suis très heureux d'avoir déniché une compatriote dans cet univers d'anglais! Et si tu veux savoir, non, je ne viens jamais! Je préfère l'écurie à la bibliothèque, c'est comme ça! Disons que j'adore lire, c'est pas le problème, mais pas dans un endroit aussi poussiéreux et grandiloquent. Surtout qu'à chaque fois que je viens ici, c'est pour me bouffer un pavé de 500 pages...

Je désigne mon bouquin de torture.

-Désolé de t'avoir dérangée. Mais je suis content de l'avoir fait, j'ai trouvé une irlandaise avec qui papoter gaelique, c'est plus que cool. Au fait, tu viens de quel coin d'Irlande?

Je suis vraiment très content d'avoir trouvé quelqu'un qui vient du même endroit que moi, surtout que les sorciers irlandais, en général, restent en Irlande et apprennent la magie chez eux. Presqu'aucun ne vient à Poudlard, sauf ceux des grandes villes, et finalement, ça fait assez peu. Moi, je viens du fin fond du Connemara, alors c'est dire si j'avais peu de chances d'aterrir ici! Mais c'est moi qui ai décidé, même si c'était difficile de quitter la maison. C'est mieux ainsi, et on se sent tellement bien à Poudlard! Sauf, bien entendu, quand on a à écrire des romans sur la guerre des gobelins...

Un autre irlandais à Poudlard? Je ne savais même pas que ça existait... Bon, d'accord, je ne connais pas grand chose hormis les bouquins de la bibliothèque. Je lui souris en retour, continuant en gaélique. Ca fait du bien de ne plus parler toute seule, parce que les livres, même écrits dans cette langue, me répondent rarement.

- Les pavés de 500 pages ne sont pas répugnant en soi, c'est quand ils sont inintéressant qu'ils le sont. Mais j'avoue que ça doit être aussi motivant que de se faire mordre à chaque entrée à l'écurie... Tu lis quoi? Oh, les guerres gobelins... pas drôle, j'avoue.

Il faut dire, moi les pavés de 500 pages, je connais, mais en général je les choisis. Là, c'est limite de la torture.

- Ne t'excuse pas. Tant qu'on ne me dérange pas, je travaille, et ça peut durer très longtemps. Donc c'est plutôt une bonne chose. Et oui, je ne savais même pas qu'il y a avait des irlandais à Poudlard! Je viens de la vallée de Glendalough, au sud de Dublin, et toi?

Je repose ma plume et en profite pour m'étirer. Je repousse les livres de l'autre côté, histoire de gêner le future voisin de devant plutôt qu'Adriel. Les rencontres, je suis un peu rouillée, mais je ne peux pas vraiment résister ni à sa mine accablée par la perspective de s'attaquer à son devoir d'histoire, ni à la tentation de bavarder avec un "compatriote".

- Comment ça se fait, au fait, que tu sois ici? Enfin, pas ici dans la bibliothèque, mais ici à Poudlard. Je pensais qu'il y avait une école dans le sud vers... Castelgregory. Comment tu as atterri ici?

Je souris: sud de Dublin, d'accord:

-Je viens du Connemara, un tout petit patelin, on élève des chevaux et des poneys. C'est vrai, il y a bien une école, mais c'était un choix de ma part de venir ici. En fait, l'école irlandaise est moins bonne que celle-ci, alors je me suis décidé pour Poudlard, même si ça veut dire que je ne rentre chez moi qu'aux vacances. Mais bon, j'ai emmener mon Merlin avec moi, alors tout va bien.

Parler en gaelique, ça fait vraiment du bien, surtout parce que depuis que que je suis ici, c'est l'anglais constamment, ce n'est pas grave, mais ça manque, sa langue maternelle.

-Ca faisait une paye que je n'avais pas parlé gaelique à quelqu'un, même Merlin ne connait que l'anglais: on ne parle pas gaelique à nos chevaux, ils seraient invendables à l'étranger sinon.

Et je pose enfin la question qui me turlupine:

-Dis, ma question est peut-être stupide, ne le prend pas mal surtout, mais tu es là, à Poudlard, depuis combien de temps? Et toi, qu'est-ce qui t'a poussée à venir?

- C'est chouette le Connemara. Les parents m'y ont emmenée plusieurs fois en vacance. Et c'est vrai que ça rapelle la maison de pouvoir discuter... même si je trouve cela aberrant qu'on nous impose à ce point l'anglais dans tout ce qu'on fait.

Je râle intérieurement contre ce monopole de l'anglais qui envahit tout jusqu'aux passions que l'on peut avoir. C'est comme cela qu'on exproprie une nation de son identité, de ses aspirations et on se met à rêver en anglais... Après, c'est vrai que j'ai fait le choix de venir ici aussi...

- Je suis à Poudlard depuis le milieu de ma troisième année en fait. J'ai fait trois ans en Irlande avant que je me rende compte que... je n'avancerais jamais vraiment là bas. Pour tout dire, c'est principalement pour cet endroit grandiloquent et poussiéreux que je suis venue à Poudlard. La majorité des livres importants, éclairants et rares qui se trouvaient là bas ont été rapatriés en Angleterre pendant la suprématie britannique. Surtout ceux qui abordent les branches de magie celte... Et comme je suis plus intéressée par les études que mes soeurs, je suis venue ici et elles sont restées en Irlande.

Et si je veux devenir la sorcière que la famille attend, je n'avais pas trop le choix.

-Je comprends ton choix. C'est vrai, si tu veux continuer dans le milieu de la magie, mieux vaut aller dans l'une des trois grandes écoles: Poudlard, Beauxbâtons, Durmstrang. Pour tout t'avouer, je ne sais pas vraiment pourquoi je me suis décidé à venir: je veux reprendre le haras familial, à la sortie de l'école, donc autant te dire que l'enseignement irlandais aurait largement suffi! Je crois que je voulais voir d'autres horizons, ce doit être la seule raison.

Je souris avant de reprendre :

-J'adore le connemara, comme tu l'as si bien dit, c'est une région magnifique et les gens sont vraiment sympathiques. Et ce n'est pas du tout par lassitude que j'ai voulu changer d'endroit, c'est juste pour avoir vu différentes choses, pour pouvoir choisir en connaissance de cause, tu comprends? Eh, si tu veux voir un peu à quoi ressemblent nos chevaux, j'ai emmené le mien, Merlin, il est à Pré au lard, on pourra y aller ensemble! Tu montes à cheval?

J'aime bien cette fille, et quand j'aime bien les gens, je parle, je parle et je raconte ma vie, au risque de les lasser:

-Désolé de parler autant, si ça te dérange et que tu préfères lire, je comprendrai.

Je jette un dernier coup d'oeil au gros pavé et le referme. Ce n'est pas tous les jours que quelqu'un franchit ma barrière de silence pour discuter, alors pour une fois, non, je ne vais pas me remettre à lire.

- Non, au contraire, ça me fait le plus grand bien de discuter avec toi. Je crois que ce livre en avait assez de voir ma tête plongée dans ses lignes depuis le début d'après-midi.

Les paysages défilent dans ma tête avec force et quiétude tandis qu'il me parle de chez lui.

- Oui, je crois que je comprends. Etre sur de ne pas passer à côté de quelque chose en restant en Irlande où en t'enfermant dans la voie que tu as choisie. C'est bien d'en avoir l'occasion. Perso, je ne me suis pas vraiment laissé le choix. Si je me plante, je n'aurais plus qu'à redoubler d'efforts pour y arriver. Depuis que je suis née, mes parents ont toujours prédit que je serais une sorcière formidable. Et comme je ne tiens pas à les décevoir, j'ai pas mal de travail à accomplir pour être à la hauteur de leurs exigences. Heureusement, ça me laisse quand même un petit peu de temps pour monter à la maison. Tu as fait venir ton cheval à Poudlard? J'adorerais le voir. Il est comment? Oh, j'aurais adoré faire pareil, mais Toupie serait morte d'ennui ici. Je ne remets pas en doute la qualité du haras, mais déjà à la maison, sans mes soeurs, je n'aurais jamais pu la garder parce que je ne sors pas assez souvent avec elle. Je fais ce que je peux pour m'en occuper, mais je ne me voyais pas la garder pour qu'elle reste enfermée tout le temps.

Ma vieille Toupie me manque, mais c'était raisonnable que de la laisser à la maison. Elle est bien plus heureuse avec mes soeurs.

Je souris:

-C'est ça, je voulais avoir le choix. Je voulais savoir ce que c'était que ce Poudlard lointain et fascinant, je voulais savoir ce que c'était que Londres, que la rue de Traverse, que Pré au lard, bref, tous ces endroits propres aux sorciers, où l'on vit entre sorciers et exclusivement entre sorciers. Parce que chez moi, la majorité de la population est moldue. Ca ne pose aucun problème, mais je voulais tester autre chose pour être sûr que ce que je choisissais, je ne le choisissais pas pour la facilité mais bien parce que c'était ma passion. Et depuis que je suis ici, je suis rassuré, c'est bien ce que je veux faire, et je profite de Poudlard et du reste en attendant, on a tout le temps!

Je crois par contre que si moi, je le prends cool, elle, elle a pas mal de pression:

-Tes parents veulent que tu deviennes une grande sorcière reconnue, genre travaillant au ministère? Et toi, tu veux quoi? Je sais, ma question est stupide, mais tu veux la même chose pour toi? C'est quoi, ta plus grande passion? Ou tes plus grandes passions, je ne suis pas sectaire!

Je me cale dans mon fauteuil et l'observe longuement avant de reprendre:

-Je savais bien qu'une irlandaise était obligée d'aimer les chevaux! Tu sais, le haras de Pré au lard est bien tenu, ils savent bien que les propriétaires de chevaux ne peuvent pas venir tout le temps, ils sortent les chevaux aux champs dans la journée et si tu dois t'absenter et que tu ne peux pas monter plus de deux jous de suite, ils sortent ton cheval en balade si tu le demandes. Il parait que la propriétaire est très bien! Mais il n'y a qu'à voir les chevaux pour s'en rendre compte: Moka, Apache par exemple, ils sont super bien entretenus et très équilibrés! Faut vraiment qu'on se fasse une visite ensemble, comme ça je te montrerais Merlin. C'est un Connemara gris, enfin, il a l'air blanc, mais il est gris en fait, de six ans qui a un caractère de lutin de cornouaille! Et Toupie, elle est comment?

Ce que je veux? Je ne suis pas certaine encore, pour la passion, c'est déjà plus évident.

- Je suis une passionnée de magie celte. Bon, c'est un peu dans la famille, mais je crois que ça m'obsède vraiment. Ca me tient éveillée la nuit et me réveille de bonne heure le matin. Comprendre les raisons pour lesquelles elle s'est doucement effacée et surtout réussir à l'utiliser et à l'expliquer à la perfection. Ca peut paraitre stupide, mais j'aime les études. Travailler au ministère, très peu pour moi... Pour tout te dire, je ne sais pas trop ce que je veux, juste travailler autant que je peux dans cette veine.

Il a de la chance de savoir où il va exactement. Travailler dans un haras, ça doit être passionnant. Il y a des choix que j'aimerais pouvoir faire... mais écartez-moi de mes livres plus de deux jours et je suis au bord de la dépression.

- Toupie, c'est une jument barbe. Le genre douce avec un petit peu de caractère. C'est une vieille dame, mais je l'aime bien. Ceci dit, ça doit être un drôle de rythme que de travailler dans un haras. Tu dois vraiment être calé en chevaux. Tu vas souvent voir Merlin?, parce que la prochaine fois que tu y vas, je t'accompagnerais bien. Ca me manque un peu l'ambiance d'écurie.

A passer toute ma vie ici, je finis par avoir à peu près autant de vie que mes bouquins.

Toupie

La magie celte... C'est quelque chose qui m'a toujours passionné, vraiment, mais je n'ai jamais rien compris. C'est très hermétique comme magie, il faut l'étudier longtemps avant d'avoir le moindre petit résultat. Je suis admiratif:

-Eh ben dis donc! C'est génial! La magie celte je crois que c'est la magie la plus compliquée, mais aussi la plus puissante, qui existe. Tu as du en passer, des heures dans les bouquins, effectivement. Mais c'est fantastique, je n'avais jamais rencontré quelqu'un qui réussisse à maîtriser cette magie. Tout le monde nous en parle depuis qu'on est tous petits, dans les contes, les légendes, les mythes, mais personne n'y connait rien, mis à part justement les légendes.

En tant qu'irlandais, c'est vrai que la magie celte, ça fait partie du patrimoine, c'est très important pour nous, sorciers irlandais. Mais si tout le monde en parle, personne ne sait faire. Sauf Nimue, et franchement, je suis heureux de savoir que pour quelques uns, cette magie n'est pas morte.

-Alors, qu'est-ce qui change entre la magie et la magie celte, mis à part les supports magiques? J'ai honte de l'avouer, mais en dehors des légendes, je n'y connais pas grand chose... Et pas de soucis, je vais au haras tous les jours, et je serais vraiment très heureux que tu m'accompagnes, tu vas adorer Merlin, les chevaux irlandais sont comme leurs maîtres, ils ont du caractère. Et les autres, tu vas les adorer aussi, il y a pas mal de chevaux tous très différents et même un petit poney. Même si tu n'as pas Toupie avec toi, on pourra se faire des balades!

hj: elle est magnifique, Toupie!

Trouver quelqu'un pour qui je ne passe pas pour une illuminée ou une snob fait assez plaisir. Les rares fois où j'ai parlé de ce qui m'intéressait, on m'a regardé comme si mon sujet d'étude était trivial. C'est vrai, pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple?

- Oui, c'est compliqué. D'ailleurs, ce n'est pas pour rien qu'il faut des années pour parvenir à un niveau potable, et je suis loin loin d'avoir un niveau potable ! Pour l'instant, ce que j'ai appris c'est que la baguette magique en magie celte n'a que peu d'usage. Ce qui est frustrant d'une certaine façon, parce que depuis tous petits on voit des gens utiliser des baguettes pour changer leur petit monde alors que là, on donne une grande importance à la réflexion, à la connaissance de soi. Divination, lecture des signes, les rituels me semblent plus longs, plus compliqués. Il faut maitriser les oghams, et comme je table large, je m'intéresse aussi aux runes. Les retenir ça va, mais toutes leurs significations et combinaisons, ça donne le tournis. Ma dernière passion est pour le voyage astral. Quand je serais certaine de là où je m'engage, j'essaierais, mais quitter mon corps pour aller me balader, mais j'avoue que j'ai un peu peur de certaines choses... Comme le chemin du retour. J'aurais l'air fin avec un corps sans substance et le mien qui dort quelque part dans un dortoir. De toute façon, ça demande beaucoup de travail, de privations alimentaires, une vie d'ascète quoi. Et je ne te cache pas qu'étudier les deux types de magies soulève pas mal de question, comme est-ce que la magie est dans notre baguette et est-ce que je fais fausse route ou est-ce que cette baguette n'est-elle que le vecteur de notre magie intérieure? Bref.

Bref, n'importe quoi, j'ai fait tout sauf bref. Enfin, c'est lui qui l'a cherché... Une promenade à cheval, ça fait combien de temps que je n'ai pas mis le pied dans le parc? J'en oublie les bases, les premières leçons de magie s'apprennent en pleine nature.

- J'ai encore un chouilla de travail, une dissert ou deux que j'ai mises de côté, mais maintenant que tu m'en parles je meurs d'envie de sortir... Et maintenant que j'y penses, Merlin pour un cheval, c'est un nom génial, j'ai hâte de le rencontrer. C'est bien plus inspiré que Toupie ou les autres Bijou et Calin. Moi, c'est Gwen qui a trouvé son nom, alors j'ai dû me ranger. Remarque, je n'ai aucune imagination en matière de prénom.

Je siffle, admiratif et à la fois assez effrayé par ce que j'entends:

-Une vie sans gâteau, sans pizzas,... Mais c'est pas une vie! Et j'avoue, les "effets secondaires "sont flippants! Je savais que c'était dur, la magie celte, mais pas à ce point! N'empêche qu'elle doit être beaucoup plus forte que notre magie habituelle. Ce qui explique d'ailleurs que, même à l'époque, très peu de gens aient maîtrisé la magie celte. Mais c'est parce qu'ils étaient plus habitués que nous qu'ils n'avaient pas besoin d'être des ascètes? Je n'imagine pas bien un irlandais qui ne boit pas et qui ne mange pas. C'est anti-irlandais, ça. On est des bons vivants, c'est la définition!

Je souris:

-N'empêche, j'admire ton courage, c'est sans fin comme apprentissage et franchement, ça doit demander une énergie folle. Mais ne me dis pas que tu passes toutes tes journées ici, à la bibliothèque? C'est inhumain, on a besoin de sortir s'aérer! Enfin, moi, en tous cas. Rester enfermé là, brrr, j'en ai déjà mal au crâne! Alors c'est décidé, on ira se promener ensemble. Et ne sois pas si sévère envers toi même, Merlin, c'est pas si original que ça. C'est comme Lancelot ou Gauvain. Toupie c'est mignon, très affectueux comme nom. Merlin c'est venu de sa robe blanche quand il était poulain, et de son petit air fripon. Mais tu verras quand tu auras l'occasion de le voir!

- Oui, je sais! Ni boire, ni manger, c'est impensable. Je suis trop dépendante de mes tablettes de chocolat pour maitriser l'ascétisme. Mais je travail dur, et pour tout dire, j'espère compenser comme ça.

Je souris au plafond. Oui, trop dépendante au chocolat, aux biscuits, sucreries en tout genre et boissons diverses. J'évite juste de le crier sur les toits. On est pas sensés avoir le droit de manger ou boire à la bibliothèque et mon sac ferait concurrence à tout quitte de survie qui se respecte.

- Ceci dit, je crois qu'ils étaient ascètes principalement parce qu'ils n'avaient pas grand chose à manger... ou qu'ils étaient trop occupés par leurs études pour se sustenter correctement.

Je regarde autour de moi. Besoin de m'aérer, oui peut-être.

- Tu sais, ça a peut-être l'air d'un endroit oppressant, on finit par s'y trouver bien. Je ne sais pas, comme une impression d'appartenir aux rayonnages. C'est calme, reposant, silencieux. On peut difficilement faire autre chose que bosser ici. Mais c'est vrai, je crois que je vais finir par faire corps avec mon siège, un bol d'air serait le bien venu. Par contre, à l'inverse, je ne sais pas comment tu fais pour ne pas venir plus souvent à la bibliothèque... Tu arrives à travailler en salle commune?

Ca fait plaisir de voir un autre type de personne dans cette bibliothèque. Trop de rats ou d'amoureux en quête d'un coin tranquille. Alors tomber sur un irlandais pour qui ce que je raconte n'est pas totalement un charabia incompréhensible... C'est assez inespéré.

Je souris: 1) parce que c'est vrai, réussir à travailler dans la salle commune, c'est un exploit et 2) parce que je crois que c'est la plus jolie des irlandaises que j'aie jamais vue. Et le fait qu'elle ne soit pas rousse est un bon point supplémentaire. Quoique, en y réfléchissant bien, je pense même que c'est la plus jolie fille que j'aie jamais vue, indépendamment de son pays d'origine. Mais le fait qu'elle soit irlandaise fait que nous nous comprenons bien. Allez faire comprendre à un anglais vos préoccupations d'irlandais! Vous y êtes encore le lendemain.

-C'est vrai, tu marques un point! Travailler en salle commune, c'est impossible! Enfin, je le fais quand même, mais disons que pour la concentration, il y a mieux. J'essaye de trouver des coins calmes à l'extérieur quand il fait beau, et sinon, j'essaye de trouver des horaires calmes, genre le soir tard, très tard... Ou alors, comme aujourd'hui, je viens ici. Mais bon, comme tu le vois, c'est pas pour ça que je travaille plus. D'ordinaire, je reste là à rêvasser jusqu'au dîner.

Je me calle dans ma chaise et observe autour de moi:

-Non, décidément, je n'aime pas cet endroit: trop poussiéreux, trop calme. On a l'impression que les livres qui s'y trouvent sont morts, et enterrés dans ce caveau qu'est la bibliothèque. Pour moi, un livre, c'est vivant, ça parle. Ce n'est pas enfermé dans un rayon. Mais c'est crétin ce que je dis là, forcément que la bibliothèque est le meilleur endroit pour garder les livres...

C'est juste que moi, j'ai du mal à l'envisager.

- Tu bosses à l'extérieur? Je n'y avais jamais vraiment pensé... Ca doit être beaucoup plus agréable, quoi que je pense que je rêverais cent fois plus dehors. Et puis je crains que la bibliothécaire ne voie pas d'un bon oeil que je me sauve avec la moitié des livres dans la campagne. Elle pique déjà des sueurs froides quand on emprunte certains volumes en salle commune, alors imagine les cauchemars qu'elle doit faire à l'idée qu'on puisse abandonner un livre dans l'herbe humide? Enfin, je ne lui jette pas la pierre, je suis capable de me transformer en véritable psychopathe dès qu'il est question de bouquins.

Je regarde autour de moi. Oui, envisagé sous cet angle, je comprend pourquoi il n'aime pas la bibliothèque. Cet aspect létal, je ne l'avais jamais vu, peut-être parce que je m'applique à faire vivre les volumes... Mais combien d'entre eux n'ont jamais été visités par quiconque?

- Non, ce n'est pas crétin du tout. En fait, je ne crois pas que la bibliothèque soit le meilleur endroit pour garder des livres, c'est surtout le meilleur endroit pour les trouver. Tu imagines si tu cherches trois volumes différents et qu'on te répond que le premier est sous la cinquième marche de l'escalier qui mène à la tour de divination, que j'autre est dans le boxe de Merlin aux écuries et que le troisième est en labo de potion? Ca ressemblerait à une vraie chasse aux trésors!

Puis une idée me vient. Je regarde autour de moi, la bibliothécaire est occupée, tant mieux. Je place un doigt sur mes lèvres et attrape Adriel par la main pour l'entrainer par des chemins détournés vers la Réserve. Normalement, c'est exceptionnel que je puisse emprunter la clef, mais la bibliothécaire en avait assez de faire les allez et retours pour moi. J'ouvre la porte doucement en prenant garde de ne pas faire grincer les gonds.

- Tous les livres d'ici ne sont pas morts et enterrés, tu vas voir. Tu vas probablement te foutre de moi, mais quand j'en ai plein la tête, voici ce que je fais pour me détendre.

Je sors doucement du rayonnage un livre à la couverture rouge et verte. Le titre est en slovaque, et ce n'est qu'après avoir découvert le livre par hasard que j'ai cherché à traduire le titre.

- Voici le Live du Désaccord.

Je l'ouvre à une page indéterminée et aussi tôt, deux esquisses de visages aux mots également rouges et verts se marquent sur le papier, et se mettent à débattre d'une voix animée à propos de la meilleure façon de faire cuire un oeuf à la coque. Heureusement que le livre adopte le langage de celui qui l'ouvre...

-Un livre dans l'herbe mouillée, oui, c'est vrai, vu sous cet angle, je comprends mieux l'utilité d'une bibliothèque!

Je souris:

-Moi, ce n'est quand même pas mon lieu préféré! Mais je comprends que tu sois une fervente amatrice de livres et que tu te battes pour eux. J'adore les livres, mais pas ici.

Je la suis, curieux, dans un pièce à l'écart: et là, quel émerveillement! Le livre du Désaccord! Et s'ensuit un débat passionné entre deux bonshommes: moi qui pensais savoir cuisiner un oeuf à la coque! Je suis loin de la vérité! Pain blanc, pain noir, sel ou poivre ou nature, trois minutes deux secondes ou dix secondes de cuisson, de la manière de casser la coquille, le coquetier à choisir, ... Misère, mais comment je vais encore oser manger des oeufs à la coque après ça? En tous cas, ce sera au prix d'un grand sourire. Ce livre est passionnant. Et la discution s'étire encore et encore. Je jette un oeil à Nimue et réouvre le livre à un autre endroit: apparemment, la page débat d'idée sur le mariage du violet et du orange. Au départ, c'est assez raisonné, ils s'écoutent parler et donnent des avis constuits mais au fur et à mesure, ça s'envenime et les personnages commencent à se taper dessus, à coup de noms d'oiseaux bien sûr!

-On dirait moi, c'est affolant!

Je me tourne vers Nimue.

- Toi? Pour quelle partie? Le discours irraisonné? Le pinaillage sur des détails infimes? L'usage de pléthore de sobriquets vexants ou l'envolée lyrique sur des sujets parfois aussi triviaux qu'absurdes?

Sa réflexion m'amuse, parce qu'il m'est déjà arrivé de trouver des points communs entre moi et ce foutu bouquin. Je suis une atroce pinailleuse quand je veux bien m'y mettre, et cela malgré le fait que j'essaie de cultiver la tolérance. Je peux être aussi bornée que chacun des protagonistes, d'ailleurs je crois que c'est pour cela que j'arrive à bosser à ce point. La preuve en est que jusqu'au bout il a fallu que je montre à Adriel pourquoi j'adore cet endroit. Il semble que ce livre lui plait aussi, et pour moi, c'est mission accomplie.

- Allez, viens, il vaudrait mieux retourner en salle de lecture avant que je me fasse sucrer mes privilèges.

Un peu troublée, je coupe la chique aux deux pages à deux doigts de s'écharper en refermant le livre sur leur conversation et en le rangeant. J'en avais presque oublié mon travail, et ça ne me ressemble pas. La dernière fois que je me suis interrompue aussi lontemps au milieu d'une séance de travail, c'était parce qu'une pile de livre s'était écroulée et que la bibliothécaire m'avait fait ranger tous les livres qui trainaient.

-On dirait moi pour un peu tout en fait, mais surtout la manie de s'emporter pour un rien et de toujours vouloir avoir raison même s'il s'agit d'orange et de violet! J'avoue, je suis têtu comme un irlandais! Mais bon, je crois que c'est un travers que nous avons forcément: le orange, pour nous, forcément, ça ne va qu'avec du blanc et du vert! Alors le mélanger avec du violet, c'est forcément une hérésie.

Je souris, parce que je crois que c'est la seule personne au monde qui m'écoute parler couleurs sans se sauver en hurlant. Une dissertation sur le violet, qui dit mieux? En parlant de dissert, il faudrait que je me mette aux gobelins... Mais c'est tellmeent rhébarbatif! Et en plus, je ne sais vraiment pas comment délayer sans recopier le livre: ces guerres sont horriblement compliquées pour nos petits cerveaux atrophiés d'humains. Entre un gobelin et un gobelin, qui voit la différence? Même le nom de leurs tribus sont les mêmes, ils sont horriblement longs et parfois, c'est juste la prononciation de la voyelle qui change. Ce qui fait qu'on ne sait jamais qui a fait quoi. Mais rien de grave, puisque c'est toujours la même chose: guerres, massacres, guerres, massacres,....
Je suis Nimue dans la salle de la bibliothèque, elle a raison, il faut la jouer discrète. Surtout que la harpie qui nous sert de bibliothécaire ne me porte pas vraiment dans son coeur depuis le jour où, accidentellement (ou pas!), je lui ai fait tomber le douzième volume de la guerre civile des géants sur le pied. Il faut dire que le temps d'arriver à l'infirmerie, son pied était bleu! Mais est-ce ma faute si les géants se battent tellement que les livres font trois mille pages chacun! C'est une victime collatérale, pas de ma faute!
Je m'installe devant mes gobelins avec un soupire et me plonge dans les abîmes insondables des guerres des gobelins avec l'enthousiasme du condamné à mort qui présente sa tête à la hâche du bourreau.

Je me réinstalle à ma place prête à passer plusieurs heures supplémentaires sur mon livre avant de passer à un autre ou d'aller manger. Je suis déjà dedans, la plume à peine dans ma main, toutes mes idées se réorganisent, et je prends des notes comme une forcenée. A côté de moi, Adriel pousse un soupir à fendre l'âme.

- Allez, courage, ce n'est pas si terrible. Dis toi qu'au lieu de bosser dessus tu aurais pu les vivre...

Bon, ça aurait supposé qu'il soit né gobelin et qu'il ai vécu il y a très très longtemps... mais c'est un détail.

J'éclate de rire, et aussitôt, le regard perçant et glaçant de la bibliothécaire m'assassine sur place. Je ravale mon éclat de rire mais continue de sourire malgré la menace de mort qui me pèse dessus si j'ose encore interrompre de silence de cimetière de l'antre du démon.

-Tu parles d'une misère: moi en gobelin borné épée au poing me jetant joyeusement dans la mêlée et si stupide que je tuerais ce qui me tombe sous la main! Je ne suis même pas sûr qu'ils se battaient en camps! Si ça se trouve, c'était juste une bonne occasion pour s'entretuer, rien de plus! Bref!

Je feuillette le livre, essayant de me donner du coeur à l'ouvrage. Bien entendu, ça me déprime encore plus. Je me jette dans la mêlée: Kreuk le Rouge et ses massacres (des millions de gobelins), Beurk le Vert et ses insurrections, Truk le Laid , Ork le Bègue, ... La galerie des monstres décidément....Et des noms qui se confondent, des exploits qui s'enmèlent... Plus je lis, plus je me noie. C'est quand même un monde!

- Oui, plutôt le genre de recrue à laisser à l'arrière en charge des vivres ou du stock de haches... Désolée pour toi, mais je ne crois pas que les gobelins affectionnaient assez les chevaux pour monter dessus au lieu de les manger...

Une fois que je suis lancée, rien ne m'empêche de travailler en bavardant. J'ai une concentration à toute épreuve... Reste à espérer que je ne constitue pas une ènième raison de ne pas avancer pour Adriel.

- Et puis, hormis le combat des irlandais pour leur liberté, tu ne crois pas que le plaisir de s'entretuer n'est pas la visée première de chaque guerre?

Ok, même chez les irlandais parfois, mais niveau guerre de clans, on est tout de même un peu moins pénibles que les écossais. Encore que, avec nos guerres de religion, on fait assez de mal pour que toutes les télés du monde suivent la situation de près.

-J'ai toujours pensé que c'était l'appas du gain qui poussait les hommes à se faire la guerre. Mais tu as sans doute raison, c'est un mix avec l'envie de s'entre tuer aussi. Beaucoup de sang pour beaucoup d'argent et beaucoup d'amusement. Je pense que certains ne sauraient pas quoi faire de leur temps s'ils ne le passait pas à faire la guerre ou à préparer la suivante!

Manger des chevaux... Je sais que les français le font, et personnellement, je n'en mangerai pas, question de principe. Mais je sais que je ne suis pas logique: si je l'étais jusqu'au bout, je serais végétarien. Pourquoi les chevaux seraient-ils plus "aimables" que les vaches ou les moutons? C'est injuste, si on y pense. Mais de toutes façons, en ce qui concerne les gobelins, je suis sûr qu'ils sont aussi canibales, quand l'occasion se présente. Alors autant dire qu'ils ont franchi encore un cap dans l'horreur.